Je n'ai pas une histoire très commune. Mais je crois que c'est pareil pour tout le monde ici. Oui, parce que les seules personnes saines d'esprit que je croise sont des médecins, ( et encore je me demande si ils ne sont pas cinglés pour bosser à Shutter Island ) alors les histoires farfelues ça court les rues... enfin les couloirs. Beaucoup de gens se demandent ce que je viens faire dans un lieu pareil - un mélange de prison et d'asile psychiatrique, je dirai - parce que je n'ai pas l'air d'une criminelle, selon eux. Pourtant, je suis bel et bien là et ce n'est pas pour cause d'erreur judiciaire. Oui, je mérite ma place ici, j'en suis parfaitement consciente.

Je crois que le jour où tout à commencé, c'était aux alentours de mes sept ans. C'était un beau dimanche d’août, il faisait délicieusement chaud et mes parents m'avaient emmenés, ma grande soeur et moi, nous baigner à la rivière qui serpentait à quelques kilomètres de la maison où j'habitais alors. C'était une magnifique journée. En jouant dans l'eau, j'ai glissé et me suis cognée la tête contre une pierre. Lorsque je me suis réveillée, j'étais à l’hôpital. J'allais bien. Ou presque. Le choc m'avait rendue aveugle. Les médecins disaient que mes yeux allaient bien, mais mon cerveau s'était comme... déconnecté à cause de ma chute. Je suppose que ce sont des choses qui arrivent.

Quand j'y repense, oui, c'est définitivement là que ça a commencé.

Mis à part le fait d'être devenue aveugle, j'étais devenue synesthète. Peut être que je l'avais toujours été, mais c'est à ce moment là que je m'en suis rendue compte. Synesthète. Un nom barbare et peu connu. Pour moi, c'est un peu comme le synonyme de "entendre avec ses yeux". Cela peut paraître ridicule, mais aujourd'hui encore, lorsque j'écoute de la musique je vois des couleurs. Toute une palette de couleurs vives et ternes, chaudes et froides. Je crois que c'est une chance d'entendre avec ses yeux. C'est tellement différent, tellement beau. Peut être avez vous déjà entendu parler de Raimbaud et de ses voyelles ? C'était un synesthète, également.

C'est aveugle que cette faculté s'est développée, chez moi. À défaut de voir de vraies choses, je voyais ces touches de couleurs sur un fond noir. Ça a rendu ma condition plus facile à accepter. Bien entendu, j'ai eu une dure adolescence. Il m'a fallu apprendre à lire en braille, savoir me repérer grâce aux sons, accepter le regard plein de pitié des autres.

Coïncidence, ou destin, toujours est il que j'ai retrouvé la vue. Après neuf ans de noir absolu, seulement percé par ces taches de couleur accompagnant les sons, j'ai eu un accident de voiture. Ma mère m’emmenait au lycée, et vlan. Un con qui a grillé un feu. Pour la seconde fois de ma vie, je me réveillais à l’hôpital. Et quand j'ai ouvert les yeux... tout ce qui m'avait manqué pendant neuf longues années. De la vraie lumière, de vraies formes. Le nirvana.

Depuis, je ne peux plus aller dans un lieu sombre. Il me faut de la lumière. Sinon je panique, j'hurle, je pleure. J'ai eu ma dose d'obscurité. J'ai commencé à me passionner pour les couleurs. J'ai commencé la peinture, essayant de reproduire les sons sur mes toiles. Je peignais en écoutant Chopin, Mozart et Beethoven pendant des heures entières. L'année de mes dix-neuf ans fut la plus heureuse de ma vie. Je ne faisais que cela. J'allais faire mes études d'art à l'université, et lorsque je rentrais chez moi, je me mettais devant mon chevalet. Trouver les bonnes couleurs pour les bons sons. C'était passionnant, superbe, magnifique. Et puis c'est devenu plus qu'une passion. Une obsession. Je passais des nuits entière à chercher la teinte qui me venait à l'esprit pour telle note sans réussir à la reproduire. Quelques fois je passais toute une journée sans boire ni manger, à m'énerver sur mon pinceau. L'esprit est une science exacte. Essayer de le reproduire sur une toile, c'est impossible. Et pourtant je m'acharnais, encore et encore à tenter de peindre les sons que je voyais.

Cela a duré trois ans.

Et c'est aux alentours de mes vint-deux ans que je suis devenue officiellement folle à lier. Ma grande soeur, Nausicaa, avait accouché d'un beau bébé depuis alors huit mois. Il était adorable, avec de magnifiques yeux bleus. Lorsqu'elle avait besoin d'un peu de temps pour elle, elle me le laissait pendant quelques heures. C'était au printemps, en début juin. Je m'étais mise en tête de peindre le chant d'un oiseau. Il faisait horriblement chaud, ce jour là, et le bébé pleurait. J'étais énervée de ne pouvoir trouver le rouge qu'il me manquait. J'avais beau tenter tous les mélanges possibles et inimaginables, la teinte que j'avais à l'esprit était différente. J'étais stressée, je rageais, j'avais envie de déchirer ma toile, et ce putain de bébé chialait, comme pour me sortir encore plus de mes gonds. Lorsque j'ai abandonné mon pinceau pour aller calmer le petit monstre, il était dans son berceau, et saignait du nez. Il parait que ça peut arriver lorsqu'il fait trop chaud. C'était ça. C'était le rouge dont j'avais besoin.

Je ne me souviens pas de grand chose d'autre. Tout est flou. Mais je sais que le bébé est mort, et que ma toile est revêtue du bon rouge. C'est ridicule. Ridicule de mourir pour assouvir les besoins en peinture d'une folle. Je m'en veux souvent. Ce jour là, mon obsession m'a dépassée. Je n'ai rien pu faire. Mais ce rouge... ça reste la plus belle couleur que j'aie jamais vue.

J'ai été envoyée en prison. Après quelques mois d'ennui profond, mais de bonne conduite, j'ai demandé à avoir droit de peindre. Mon comportement était exemplaire, alors ils ont acceptés. Mais j'avais besoin de rouge. Ce rouge si magnifique. Alors quelque fois, quand je ne trouvais rien d'assez pointu, je me mordais jusqu'au sang. Un jour j'ai attaqué ma co-détenue, parce que j'en avais assez de me trancher les veines. Ils ont fini par m'envoyer ici, à Shutter Island. J'espère qu'ils me laisseront peindre.

Il parait que je suis bipolaire, selon les médecins. Je sais même pas ce que ça veux dire. Et à vrai dire je m'en fou. Mais je crois bien que c'est un synonyme de lunatique ou dans le genre. C'est vrai que j'ai des jours avec et des jours sans. Des fois - souvent - j'suis heureuse et puis d'un seul coup, je repense à ce que j'ai fais.

Je sais que c'est mal, mais je suis folle, est ce que c'est vraiment de ma faute ? Souvent je repense au rouge. Y'a une voix dans ma tête qui me dit qu'il faut que j'arrête, que c'est une mauvaise chose. Mais j'ai cette sorte de pulsion à laquelle je ne peux résister. J'essaye, mais je n'y arrive pas.

Des fois, je me dis que j'aurais mieux fait de rester aveugle...