Famille. Je déteste ce mot. Il n'a plus aucune signification. La famille, ça ne représente plus rien pour moi. Quel est l'intérêt d'aimer des gens juste parce qu'ils vous ont donné la vie ? Aucun. Depuis des années, j'ai enfermé mon humanité derrière un mur. Les sentiments aussi ne servent à rien. Ils n'apportent que souffrance. Je ne supporte pas de souffrir. La douleur, c'est pour les faibles. Les fous. Et je ne suis ni l'un ni l'autre.
Je suis né et j'ai grandi en Angleterre et comme beaucoup d'enfants, j'ai fréquenté l'école privée. Oui, c'est souvent ce qui arrive lorsque vous avez la chance d'être une ancienne famille noble, dotée de titres mais dépossédée de sa fortune. Là bas, j'ai appris à obéir et la rigueur, le goût des choses bien faites. J'ai aussi pu mettre en pratique toutes ces règles de vie en société que ces personnes "bien nées" suivent scrupuleusement. Oui, les apparences comptent encore beaucoup, si ce n'est plus. Là encore, mon éducation m'a conforté dans cette idée fixe que les émotions ne servent à rien, paralysent l'esprit et rendent l'homme faible. Bon, il y avait des exceptions. Certaines rendaient plus fort. La colère par exemple. Cette émotion me porte depuis des années parce qu'ils ont osé me trahir. Me trahir moi pour m'obliger à devenir leur marionnette. Oh, ils ont été bien servi, même mieux que ce qu'ils avaient pu espérer à l'époque. Froid, insensible, je me suis immunisé à toute douleur, du moins en apparence. Il est évident que ma peine ne s'est en rien effacée. Rien ne pourra jamais me le ramener, ce frère si aimé. Celui qui était si plein de vie, si lumineux. Celui pour qui je n'hésitais pas à me sacrifier quand il faisait une bêtise, simplement pour ne pas effacer son sourire angélique de ses lèvres. Mais je suis l'aîné, je devais montrer l'exemple et l'affection fraternelle n'était pas envisageable dans cette famille. Nous aurions dû être indifférents l'un à l'autre mais au contraire j'accueillais dans mes draps ce cadet effrayé par un simple orage ou par un mauvais rêve, le veillais quand il était malade, le protégeais quand d'autres tentaient de l'emmerder. Il était si fragile. A mes yeux, le protéger, c'était mon devoir. Et j'ai failli. Alors, je me suis peu à peu renfermé sur moi même, j'ai construit une muraille autour de mon coeur pour ne plus pleurer sa disparition. Et surtout, je me suis vengé sur tous ceux qui lui ressemblait. Cet homme, je le haïrai jusqu'à la fin de mes jours. Et j'éliminerai un par un tous ceux qui lui ressembleraient.
Oui, j'aime faire souffrir ceux qui sont responsables de mon malheur. Ils ne méritent que ça, pleurer, encore et encore. La plus douce musique pour mes oreilles et surtout une place de choix. Certains vont probablement dire que j'abuse de ma position de psychiatre pour rabaisser tous ceux que je juge peu digne d'intérêt (autant dire quasiment tout le monde). Je hais les autres. Ils sont si pathétiques, si fragiles, si préoccupés par des détails dont on se contrefiche éperdument. Je n'ai envie de vous parler de mon passé. Vous saurez seulement qu'aujourd'hui, je n'ai plus de famille et que je réside à temps plein sur cette île de désespoir. Là bas, j'y exerce mon métier avec un professionnalisme à toute épreuve. Si vous demandez à mes collègues, ils vous diront que je suis quelqu'un de secret, de froid et de très... distant. Il faut dire que si je respecte la hiérarchie, je m'en branle complètement des autres. Les seuls qui attisent encore mon attention, ce sont mes patients. Surtout ceux que je choisis. Des proies faciles. Qui irait croire un fou hein? Je m'amuse à les détruire complètement, jusqu'à ce qu'ils perdent tout espoir de vivre, tout espoir de mourir. Je veux voir leur sang couler en une rivière pourpre. Oui, certains me surnomment "l'exterminateur". Il faut dire qu'ils n'ont pas tord. Lorsque je leur ai volé tout espoir de mourir, lorsque je les sens vidés, léthargiques, je les envoie systématiquement pour une bonne lobotomisation. Je ne peux pas tous les tuer dans une arrière salle... On me suspecterait bien trop vite autrement même si la plupart de mes collègues ferment les yeux sur pas mal de choses. Mes proies n'ont pas de famille, pas d'amis et je m'assure de bien les isoler avant de les tuer à petit feu. J'aime les voir souffrir. Oh oui, j'aime entendre leurs plaintes, leurs cris, voir leur sang dégouliner lentement de cette table d'opération de ce bloc complètement désaffecté, rougir le carrelage en une rigole irrégulière jusqu'à ce petit siphon censé faciliter le ménage. Le ménage... Vous pensez que je prends le temps de faire le ménage ? Sincèrement? Pour des cadavres ? Quel est l'intérêt ? Aucun. Dieu ? Je n'y crois plus depuis longtemps. Pensez-vous sincèrement qu'il me laisserait faire s'il existait? Je lui rends service : je débarrasse le monde de ces déchets que plus personne ne veut voir. Ceux sur qui il est plus facile de fermer les yeux, ceux dont on ne sait plus quoi faire parce que l'on est incapable de les comprendre. Mais moi... Je les comprends, ces pauvres petits chatons blessés. Je les aide. A ma manière, certes, mais je les aide : j'abrège leurs souffrances. Une belle générosité de ma part, j'en ai bien conscience.
Quoiqu'il en soit, je suis arrivé sur cette île dès la fin de mes études et j'y ai depuis toujours exercé. Ces temps sont loin à présent et j'ai eu le temps d'en faire des victimes. J'ai mon petit rituel voyez-vous : je joue avec mes jouets et une fois que je les ai brisé, pour m'assurer de leur silence je demande une lobotomisation. On a beau être au vingtième siècle, certains de nos patients méritent la paix éternelle. Je suis de ces psychiatres imminents. Il faut dire que tous me servent de cobayes et bien que je n'ai encore fait aucune découverte intéressante, j'ai la réputation de bien faire mon travail. Je suis vraiment quelqu'un de consciencieux. Ces gens n'ont plus personne pour prendre soin d'eux. Et ils ont fait quelque chose de mal pour se retrouver ici alors je leur trouve leur juste châtiment. Personne ne sait mes petites pratiques secrètes et je m'en réjoui. Alors oui, la vérité, c'est que le psychiatre que je suis est aussi malade que ses patients mais chhhhut, c'est notre petit secret...